Apprendre en pédagogie Freinet
Selon ce qui semble le "bon sens" de l’habitude et de la tradition, il est d’usage de définir d’abord ce qu’il convient d’apprendre, que l’on peut appeler "fin", et ensuite d’envisager comment l’apprendre, soit les "moyens". Il ne s’agit pas de se demander comment ni pourquoi nous apprenons, mais ce que nous, fonctionnaires de l’apprentissage, avons à faire.
S’ensuivent des controverses sur les "méthodes", des résultats décevants, des mises en échec, de la sélection.
Ne faudrait-il pas renverser la démarche, et se demander s’il ne conviendrait pas mieux de considérer d’abord ce qu’est "apprendre", pour en déduire une démarche, et n’observer qu’ensuite ce qui en résulte quant aux contenus ?
Ce renversement, n’est-ce pas, profondément, ce qu’opère la pédagogie Freinet ?
Il ne s’agira pas, dans cette réflexion, de présenter des pratiques propres à la pédagogie Freinet, aboutissant à des apprentissages (ce que l’on trouvera ailleurs), mais de préciser un peu en quoi consiste ce renversement et d’examiner le rapport entre ce qui s’apprend ainsi et ce qui est "attendu".
De l’enfant à une démarche et à des activités…
L’enfant d’abord, c’est-à-dire au commencement. Pourquoi partir de l’enfant ? Simplement, mais fondamentalement, parce que c’est l’enfant qui apprend : nous pouvons l’accompagner, l’aider dans ses apprentissages, mais croire que c’est nous qui lui apprenons est une illusion qui méconnait les processus par lesquels il y a apprentissage, illusion qui se trouve à l’origine de bien des comportements dits éducatifs et inappropriés.
Si apprendre appartient à l’enfant, c’est parce qu’apprendre c’est vivre, ou que vivre c’est apprendre – depuis les formes les plus élémentaires du vivant où déjà, pour se construire, il faut mettre en œuvre dans l’expérience des potentialités (à ce niveau innées) et s’adapter (l’incapacité à le faire signifiant mourir), jusqu’aux formes les plus abstraites du savoir, qui ne font que prolonger à un autre niveau les processus de construction de soi. Et vivre ensemble, c’est la possibilité d’apprendre beaucoup plus.
Apprendre, c’est grandir, s’agrandir, se construire, c’est s’ouvrir et se rendre capable de s’enrichir du monde extérieur et d’autrui : dans l’acte d’apprendre, un individu singulier fait sien ce qui résulte de ses interactions. Ne pas apprendre, au contraire, c’est s’arrêter, se répéter, reproduire et se conformer ; c’est perdre sa capacité de se transformer. Accumuler des connaissances qui demeurent comme étrangères, tels des livres sur les rayons d’une bibliothèque, ce n’est pas apprendre, ni s’instruire, alors que nous n’en sommes pas changés.
L’enfant au départ, donc, plutôt que l’enfant au centre, que l’on peut voir comme l’image d’un enfant immobile, spectateur et consommateur, alors que l’enfant vivant-apprenant se construit en avançant, selon un chemin propre, modifiant le milieu dans lequel il évolue (à tous les sens du terme).
Ce fait premier considéré, une démarche s’impose : celle qui prend en compte ce primat de la vie et de l’acte d’apprendre qui la constitue, celle qui respecte les processus qui les réalisent en inscrivant les activités dans leur cours. Nous appelons ces processus "tâtonnement expérimental", et cette démarche "méthode naturelle".
Mais ce qui découle de cette perspective, qui considère l’apprentissage selon son sens premier et fondateur, et le remet en quelque sorte à sa place, ce ne saurait être un programme d’acquisitions "à faire". En effet, partir des contenus, quel que soit par ailleurs notre désir de respecter les enfants en tant qu’êtres vivants et singuliers, c’est en revenir, plus ou moins, à la scolastique, c’est-à-dire ce qui est organisé en vue de… ; toujours et d’abord, il faudra adapter (les activités, les comportements) à cette fin ; toujours, nous aurons affaire à des connaissances ajoutées, et non vraiment intégrées.
Ce qui découle de cette perspective, c’est nécessairement des activités naissant de la vie des enfants, se développant au sein d’un groupe certes arbitrairement constitué, mais amené à jouer un rôle essentiel, activités exprimant leur puissance d’être, c’est-à-dire de devenir. Activités fondées sur des tendances de l’individu (désirs particuliers, curiosité, besoin de faire…) ou liées au groupe (besoin de communiquer, d’être reconnu, d’organiser la vie commune…).
Il s’agit donc d’activités d’expression, de création, de recherche, de communication, d’aménagement du milieu proche (aussi bien au niveau matériel – par exemple aménagement d’un jardin, construction d’un vivarium… – qu’au niveau de l’organisation), de découverte du milieu, d’expérimentation sur le monde visant à mieux le comprendre.
Et c’est bien entendu au niveau de ces activités que notre présence peut être féconde : observer, écouter, accueillir, encourager, c’est-à-dire aider à l’émergence des besoins et des projets, puis accompagner la réalisation de ceux-ci.
… Des activités à des apprentissages
Ces activités progressivement apparues et mises en œuvre, ou seulement une partie d’entre elles (notamment dans le contexte d’une classe où l’on démarre), les enfants sont en situation d’apprendre, au sens que nous avons considéré et, en effet, elles génèrent "naturellement" des apprentissages. Il s’agit alors d’apprentissages qui se font, enracinés dans le vécu, et pour cela transformant la personne qui les vit ; et non d’apprentissages provoqués, supposés résulter de ce qu’on a organisé, qui peuvent, au mieux s’ajouter de l’extérieur aux savoirs, au pire empêcher des apprentissages possibles et plus nécessaires. Autrement dit, apprendre n’est plus un objectif premier, mais un résultat.
Et c’est maintenant seulement qu’il convient d’examiner les contenus, de faire en quelque sorte le point. Non plus "qu’est-ce qu’il faut apprendre ?" et qui sera appris ou non, plus ou moins bien, c’est-à-dire plus ou moins chargé de sens et d’efficacité par rapport à une existence singulière ; mais "qu’est-ce qui a pu s’apprendre et qui, effectivement, s’est appris ?" Peut-être aussi "qu’est-ce qui n’a pas pu s’apprendre, dont le non-apprentissage peut être dommageable, et comment, éventuellement, y remédier ?"
Les apprentissages qui se font nécessairement, dans une classe qui vit, quand les activités ne sont pas des exercices, me semblent de trois ordres :
- Des apprentissages communs à tous, ceux qui changent la personne en augmentant sa puissance d’être et d’agir, principalement la conquête de la maîtrise de capacités nouvelles. Des progrès dans la maitrise du langage oral, écrit, mathématique, dans les techniques de mesure ou de calcul, dans la construction des structures logiques, dans la capacité à penser par soi-même ou à développer un esprit critique… ainsi que dans les apprentissages sociaux, savoir-faire et savoir-être acquis dans le cadre de la vie coopérative du groupe.
- Des apprentissages spécifiques, liés à une personnalité présente et aux désirs qui lui sont propres, par exemple un savoir-faire dans un domaine d’expression où elle trouve à s’investir, des savoirs dans un domaine de recherche particulier.
- Des apprentissages circonstanciels, pour partie liés aux rencontres et situations vécues.
Ce n’est pas rien ; il me semble même que nous sommes en droit d’affirmer que l’essentiel y est, d’autant qu’il s’agit ainsi d’apprentissages profonds, chargés de sens, durables. Souvent même on constate que les enfants sont allés bien plus loin dans leurs apprentissages que ce que l’on aurait programmé.
Cependant, une question nous hante : bien sûr, nous savons cela, que c’est en forgeant qu’on devient forgeron, qu’en favorisant l’expression et la reconnaissance dans un groupe où on échange, qu’en ouvrant les possibilités de faire et de créer, en multipliant les relations, nous contribuons aux apprentissages ; mais cela suffit-il à répondre à la demande institutionnelle ? Nous sentons bien que notre démarche est celle qui est respectueuse des enfants, au plus près des processus réels et qu’elle est en fin de compte la plus efficace ; mais ne sommes-nous pas amenés à constater des lacunes ?
Autrement dit, la pratique de la pédagogie Freinet ainsi considérée peut-elle s’accorder avec les attentes institutionnelles et sociales quant aux apprentissages ? Peut-elle être pratiquée dans sa plénitude et sa cohérence tout en répondant à cette exigence extérieure ?
Cette question ne peut évidemment être éludée, d’autant que le contexte social et politique ajoute à son actualité.
Nous en tenant à ces apprentissages résultant "naturellement" des activités nées de et fondées sur les besoins (psychologiques et pratiques), les tendances, les potentialités et possibilités des individus particuliers d’une part et sur les échanges au sein du groupe classe et avec l’extérieur d’autre part, quelles sortes de "lacunes" peuvent apparaître (étant entendu que le terme de "lacune" n’a ici de sens que relativement à des normes ou attentes extérieures aux enfants) ?
Ce ne sera pas au niveau des apprentissages instrumentaux constituant l’essentiel de ce qu’on appelle le "socle commun" : maîtrise de la langue orale et écrite (sa pratique et l’intériorisation implicite des structures qui en résultent qui sont, d’une manière ou d’une autre, selon les circonstances et les personnes, mais toujours en situation de sens, utilisées) ; développement des structures logicomathématiques, elles aussi constamment mises en œuvre, dans tous les domaines ; techniques de calcul qui, à un moment ou un autre, sont nécessaires à certaines activités (je remarque en passant à ce propos que ce qui singularise ici l’ "apprentissage en pédagogie Freinet" n’est pas la "méthode", mais le contexte – réponse à un besoin pratique, moment opportun, individualisation). Si défaut d’apprentissage il y avait, à ce niveau, ce serait lié non pas à la façon de travailler, mais à une difficulté propre à un enfant, qui n’aurait pas été moindre dans une classe "traditionnelle" ; essayer d’y remédier demande au demeurant une attention encore plus grande au contexte de l’apprentissage et à la singularité du sujet, c’est-à-dire encore plus de pédagogie Freinet…
Il ne s’agira pas non plus de lacunes dans un domaine pointu, où tel enfant a choisi de s’investir, et où il n’avancerait que peu ou pas tout seul, ni même avec l’aide du groupe. En effet, outre qu’il ne s’agit pas à proprement parler de "lacunes" (puisqu’il ne s’agit pas d’une demande institutionnelle), mais d’ignorances dans un domaine particulier, l’enfant s’appropriera vraiment les réponses apportées, quelle qu’en soit la manière, tout en restant dans la démarche de la pédagogie Freinet, puisque sont présents le respect de l’enfant et le sens, pour lui, de ce qui s’apprend.
Restent des lacunes sur des connaissances programmées de l’extérieur, que la vie d’une classe ou les activités nées du besoin ne donnent pas précisément l’occasion de rencontrer. Il s’agit en général de métaconnaissances sur la langue (grammaire) ou de connaissances historiques précises (en histoire ou dans d’autres domaines). On peut sans doute s’interroger sur la pertinence de tels impératifs, cependant ils existent. Et là est bien la difficulté, car on entre nécessairement dans le domaine du compromis.
Il est question d’ "apprendre en pédagogie Freinet". Il a été vu jusqu’ici que celle-ci enveloppait un renversement dans le rapport entre les contenus et la démarche, l’idée même de tâtonnement expérimental situant les apprentissages effectifs comme un résultat de pratiques fondées sur le vécu. Il faut bien reconnaître qu’en travaillant par exemple sur l’acquisition d’une notion comme le COD (sa reconnaissance et son analyse, pas son usage en situation), sans grand rapport avec le vécu (ni en tant que donné, ni en tant que rapporté à un projet), on s’éloigne nécessairement de ce qui constitue le cœur et le niveau le plus profond de cette démarche. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas le faire, ni même qu’on ne peut rien retenir de la pédagogie Freinet en vue de cela, s’il faut, pour des raisons qui lui sont extérieures, l’apprendre : par exemple le caractère individualisé de fiches de travail, ou la prise en compte d’un moment opportun pour l’introduire (individuellement ou collectivement), ou un possible lien, à l’occasion, à un support qui fait sens pour l’enfant ou le groupe.
Mais il importe de ne pas se leurrer. Demeurant dans l’enseignement public, conservant la perspective d’une "école du peuple", c’est-à-dire pour tous, la pédagogie Freinet, comprise au plus profond, reste une limite vers laquelle tendre. Célestin Freinet n’hésitait pas à dire qu’il "avait fait du Freinet à 20 % ou 50 %"... À la distinction entre différents niveaux de profondeur et de pertinence dans les apprentissages, selon le contexte dans lequel ils se construisent, correspond celle entre différents niveaux dans la pratique de la pédagogie Freinet, selon le sens et la place des apprentissages, qui peuvent au demeurant cohabiter. Ce qui me semble important, c’est que nous sachions, et les enfants aussi (au niveau de leur ressenti), ce que nous faisons, et que ce qui est nécessaire compromis se reconnaisse comme tel, ne reste que cela, et ne nous fasse pas oublier l’essentiel, à savoir ce qui participe à notre construction comme émancipation.
Je dirai, pour résumer en une formule, qu’apprendre, c’est avancer dans une histoire ; et apprendre en pédagogie Freinet, c’est avancer dans une histoire dont on peut se reconnaître auteur, pas une histoire qu’on subit.
Jean-Michel Mansillon (06)
Oct 2011



